Lève-toi et marche... ou crève!

 

 

La Cathédrale, Bône, Algérie, d'après l'oeuvre originale de l'artiste peintre:

Hélène Léveillée

 

 

 

Alain Bellemare

Lève-toi et marche...

ou crève!

Les aventures d'un Pied-Noir en Algérie


Extrait du roman (4e)

 

Je descendais paisiblement les dalles en humant l'air chargé du parfum des fleurs… Je cherchais du regard mes copains. J'avais hâte de retrouver Ariane… J'avais le coeur à la fête juste à la retrouver! De chaque côté de la promenade, il y avait des hôtels intimes, des restaurants chaleureux réputés pour leurs fruits de mer, et des cafés sympathiques. Des tables et des chaises couraient sur le bord des allées et sous les arbres…. C'était pour ceux qui aimaient prendre un verre en humant le doux parfum des jardins fleuris.

Le soleil, qui s'étirait depuis longtemps, allait s'abîmer en mer. J'avais finalement repéré mes amis : Salvatore qui était menuisier pour un entrepreneur concurrent, Tic-Tac qui travaillait comme dessinateur industriel, et Lucky qui était dans les CRS. Ariane s'est pendue à mon cou… Elle me bécotait, inlassablement, et mordillait mon oreille avide de morsures amoureuses.

Nous déambulions ensemble sur le large trottoir qui bordait les commerces… Il y avait foule. Je profitais des derniers rayons orangers qui s'escrimaient sur les flots. Quelques jeunes femmes nous suivaient derrière, à distance respectueuse, et semblaient prier, je sais quel dieu païen de l'amour. Mes copains se retournaient parfois pour leur faire un petit clin d'œil. Salvatore leur faisait les yeux doux. Je me suis retenu… J'étais maintenant avec Ariane! Les filles se mettaient alors à pouffer de rire, battaient du cil nerveusement, et se cachaient la bouche d'une main humide et tremblotante.

Un petit cireur de souliers arabe prenait la poudre d'escampette de l'autre côté du mail piétonnier… Ça m'a intrigué!… Il avait peut-être pas remis la monnaie et se sauvait avec toute l'oseille… Il avait une dizaine d'années au plus… avec le traditionnel coffret à brosses et cires dans la main. Il a renversé une table et des passants au passage. L'instant d'après, j'ai cru apercevoir une boulette foncée de la grosseur d'une pomme… Elle roulait gauchement sous les tables du café voisin. Les chocs métalliques répétés semblaient se rapprocher rapidement. Comme une boule de pétanque qui débarque sur le cochonnet! Après une brève hésitation, je me suis jeté sur Ariane et j'ai crié avec toute la force de ma voix : " grenaaaade! "

J'avais hurlé ces trois syllabes de mort… Couché sur Ariane, je voyais l'explosif enrubanné de métal qui glissait sur les pierres lisses de l'allée… La grenade faisait des tonneaux sur elle-même et s'est arrêtée sur le muret d'accotement du trottoir tout proche.

Mon meilleur ami Salvatore, encore occupé à détailler les filles ou sous le coup de la surprise, a laissé échapper ce mot : " Hein! "

Comme il prononçait cette seule et ultime interjection, une forte détonation ébranlait l'artère pied-noir. Ariane a pas été blessée… Mais mon ami Salvatore a été touché! Il a pris au front un tout petit éclat de rien du tout… à peine gros comme l'ongle de mon auriculaire!… Il a tout déchiré dans son crane et s'est frayé un passage pour sortir par la nuque.

Une minuscule gouttelette écarlate teignait à peine sa crinière châtaine. J'avais entendu qu'une languissante exclamation de surprise… Un dernier souffle l'abandonnait déjà. Sa poitrine était crispée par la douleur d'une mort injuste. Je le tenais dans mes bras… Tout contre moi… Comme pour repousser l'inévitable!… Son coeur palpitait encore. Ma main rougissait de plus en plus… J'ai réalisé la gravité de sa blessure.

- Reste éveillé, Salvatore. Ferme pas les yeux! Ferme surtout pas les yeux! On va t'emmener à l'hôpital, avais-je imploré…

Je le secouais, doucement… pour l'obliger à rester avec nous… avec moi! Pour l'empêcher de sombrer dans les bras de Morphée…

Mais le sang s'échappait maintenant de son nez… Sa bouche, encore ouverte, était tordue par la dernière syllabe d'un dialecte à la phonétique imprononçable… Elle semblait venir de l'au-delà : " Oooooohhh! "

C'était déjà fini!…

Une morsure ironique avait pris possession de ses lèvres entr'ouvertes… Quand la vie nous sourit pas et qu'on doit mourir… la seule réponse possible, c'est de lui sourire! La mort, c'est injuste lorsqu'on a que vingt-deux années à peine. Et la mort… je la connaissais bien!… Je l'avais vue en action, la salope!… Elle venait de moissonner mon meilleur ami. Un Pied-Noir de Bône comme moi!

Il y a eu soudain des cris et des hurlements dans la foule. Il est fort probable que ça criait et chialait depuis un bon moment déjà… Mais comme j'étais occupé avec Salvatore, je l'avais pas encore réalisé. J'ai levé la tête… Une bonne douzaine de Pieds-Noirs se tordait sur l'arcade… Dans un rayon d'une trentaine de mètres, l'engin meurtrier avait transpercé des corps… et bouleversé nos vies à jamais!

D'un commun accord, sans qu'un seul cri de ralliement soit prononcé, tous les Pieds-Noirs de l'allée se sont mis à pourchasser les Arabes qui erraient aux alentours. Une affreuse chasse aux ratons, s'en est suivie. Une " ratonnade " qu'on appelait ça! En un instant de pure folie, le QI collectif des Bônois a régressé à zéro! J'ai abandonné Ariane, les morts et les blessés… et je me suis mis en quête de chair humaine arabe avec Tic-Tac et Lucky… Les hommes frappaient à coups de panards, à coups de chaises, de pattes de table, et à coups de couteaux. Adam, un colosse de près de deux mètres, avait été épargné par la détonation. Il avait eu la frousse de sa vie!… Il a empoigné un frêle arabe d'un mètre cinquante, l'a levé de terre d'un seul bloc et a éclaté sa tête contre un noeud de chêne liège après une giration... Un pauvre type à bicyclette, qui traînait par-là et qui revenait sûrement de son travail sous-payé, était pas allé bien loin. Les femmes, par dizaine, l'ont couché par terre et se sont mises à l'écraser avec les aiguilles effilées de leur soulier. Elles ont mis l'innocent terroriste en charpie.

Après une brève accalmie provoquée par la fatigue, l'écoeurement, ou le manque de martyrs muslis, on s'est enfin organisé avec d'autres copains…


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