"
Hé ! Fais pas ton ortho ! "
C'est mon ado qui me dit cela
Et je l'entends toute la
journée répéter à ses amis au téléphone
: Hey! Parles-moi pas comme à un ortho !
Chus pas
un ortho ! Hé ! arrête de faire l'ortho !
Je
ne sais toujours pas de quoi il s'agit. C'est quoi au juste un
ortho?
J'ouvre donc mon dictionnaire, et je constate qu'ortho
est un élément qui nous vient du Grec orthos
" droit " au figuré "correct "
Mais je suis toujours loin de la vérité car lorsque
je demande à mon adolescent de fils ce qu'il entend par
ortho il me lance : " Ça veut dire fais pas
le con
L'épais
La tarte
Le nul !
Hé Papa ! Regarde-moi pas comme ça
T'as l'air
d'un ortho ! "
À l'entendre parler avec ses copains, je me demande si
ce n'est pas lui, l'ortho: " Ouais ! Ouains ! Buff ! Ooon
! Dac !
Hé ! Fais pas ton ortho ! "
Leur langage codé très limité me rappelle
celui d'un jeune soldat, un vieil adolescent, dont on m'a conté
l'histoire il y a quelques années
Il était
tombé sur la tête un jour de patrouille lorsque sa
Jeep avait sauté sur une mine arabe
Mais fabriquée
aux États-Unis ou en Russie. Il avait été
projeté loin de son véhicule, lors de l'explosion,
et sa tête avait violemment heurté le sol. Presque
mourant, il avait sombré dans un profond coma et ne s'était
réveillé qu'une semaine plus tard dans un lit d'hôpital
de campagne dans un pays ravagé par la guerre civile au
Moyen-Orient. Physiquement, il reprenait du mieux, jour après
jour... Mais mentalement, il y avait encore beaucoup de travail
à faire. Une infime partie du côté gauche
de son cerveau avait été lésée et
affectait la capacité verbale du patient, au point où
il ne pouvait communiquer avec son entourage que très péniblement.
Un peu comme nos adolescents entre-eux
Son vocabulaire se
trouvait limité à environ une douzaine de mots:
caca, pipi, le, dans, pot, enculé, enfoiré, cul,
putain, merdeux, tétons, manger, ortho...
L'adolescent militaire avait à sa disposition quelques
noms communs, certains l'étant encore plus que d'autres,
un article défini qui servirait plus tard à déterminer
quelque chose plus ou moins précisément tout en
marquant le genre et le nombre, une épithète susceptible
de servir d'adjectif qualificatif et de s'adjoindre directement
ou indirectement au substantif avec lequel il s'accorde pour exprimer
une qualité ou un rapport, deux participes passés
qui tiendraient aussi lieu d'adjectifs verbaux et de verbes à
la fois et qui, conjugués avec le verbe être, pourraient
s'accorder en genre et en nombre avec le sujet, un verbe à
l'infinitif du premier groupe qui exprimerait plus tard une action,
un état, un vouloir, et qui serait en mesure de présenter
un système complexe de formes, une préposition;
un mot grammatical invariable qui introduirait, on l'espère,
une espèce de complémentarité en marquant
le rapport qui unit ce complément au mot complété,
et finalement ortho, un mot passe-partout bi-syllabique qui veut
dire plein de chose à la fois et ne rien dire du tout...
Son nouvel univers phonétique fonctionnel était
composé d'unités fondamentales permettant un langage
articulé du point de vue physiologique et acoustique; quatre
phonèmes monosyllabiques permettant au phonateur une capacité
articulatoire descriptive simple, sept bi-syllabiques découlant
d'une phonétique un peu plus évolutive et eurythmique,
et de deux tri-syllabiques, véritable phonétique
expérimentale pour lui à cause de ses capacités
intellectuelles encore limités, syllabes ouvertes et fermées
confondues. Son arsenal d'expressions offrait quelques possibilités
indéniables pour mener une conversation à bon port,
surtout en ce qui avait trait à l'anatomie, aux problèmes
inhérents aux grands adolescents, aux fonctions d'élimination
par voies naturelles, et à l'acte sexuel proprement dit.
Tout compte fait, c'était presque satisfaisant... Surtout
lorsqu'on considérait qu'il était tombé sur
la tête, et de très haut...
Les trois semaines passées sur son grabat d'hôpital
avaient été pour lui des journées édifiantes,
probablement plus que les dix dernières années de
sa vie combinées ou toutes ces journées perdues
sur les bancs d'école. Il s'était rendu compte que
son maigre vocabulaire était pourtant d'une utilité
indéniable lorsque le médecin-chef, qui s'occupait
de tous les blessés de l'étage, venait quotidiennement
prendre de ses nouvelles...
- Putain enfoiré enculé! S'était écrié
le grand adolescent en agitant maladroitement son corps de soubresauts
désordonnés. Pipi caca dans pot le merdeux!
- Hum!... Je vois, avait fait le docteur en exhibant une monstrueuse
seringue effilée. Tu veux que j'arrête de te piquer
dans la plante des pieds avec mon aiguille? ...
- Enculé enfoiré! Lui avait-il répondu en
tentant une grimace. Pipi caca cul pot!... Putain!... Caaaa...
ca!...
- Garde... Par ici, je crois que c'est après vous qu'il
en a ce matin, avait expliqué tout haut le médecin
en lui tapotant le derrière au passage, ce qui n'était
pas encore considéré comme du harcèlement
sexuel à cette époque...
- Continuez votre bon travail et stimulez-le, dans la mesure du
possible... Compris? ...
L'infirmière s'était inclinée, respectueusement,
laissant entrevoir momentanément une partie de sa majestueuse
poitrine car sa blouse n'était pas bien boutonnée,
et était ensuite allée quérir un pot de chambre,
ayant probablement compris que son jeune patient avait un besoin
urgent de vidanger sa place forte ou son trop plein...
- Putain! Putain! Avait émis le jeune militaire en apercevant
le gros vase blanc émaillé.
- On va faire son gros lolo dans le petit pot! Hein! Sergent?
- Enculé putain tétons! Avait-il répondu
en esquissant péniblement un sourire baveux...
- Vous me ferez signe lorsque ça sera terminé? ...
Avait demandé la garde.
- Caca! Cacaaaa!...Merdeux!...Putain!...
La belle infirmière effectuait un travail inlassable
et intervenait aux moindres gestes ou paroles du blessé,
utilisant ses charmes à bon escient, tantôt en ajustant
les oreillers en se couchant partiellement sur son patient, qui
ne l'était que de moins en moins, tantôt en appliquant
sa lourde poitrine sur son sexe jusque-là inanimé,
ou en ajustant ses couvertures qui glissaient parfois sur le sol,
avec le patient
- Merde !
La vie du jeune militaire était maintenant faite de petites
pulsions, un temps réprimé, et qui ne demandaient
maintenant qu'à se concrétiser.
- Putain manger... Tétons merdeux! ...
La garde-malade accourait alors immédiatement pour tenter
d'assouvir la faim du patient.
- Tu veux que j'aille au café t'acheter des revues cochonnes
et du "chewing-gum" aux fruits, hein! Mon petit chou?
- Manger putain tétons! Répliquait-il en salivant
un peu plus qu'à l'habitude.
La belle se penchait alors sur lui pour essuyer la salive dégoulinante.
Il en profitait pour tenter de la prendre...
En vain essayait-il quotidiennement d'attraper la déesse
médi-litaire... C'était devenu à la longue
une sorte de jeu érotique qui devait favoriser la récupération
du malade... Mais elle arrivait toujours à se libérer
de son emprise, au dernier moment, et le jeune malade ne pouvait
que l'effleurer, au passage d'une attaque presque réussie
sur un flanc non protégé
Lorsqu'elle s'était enfin laissé prendre, capturée
par les mains redevenues presque habiles du jeune militaire, on
avait jugé qu'il était complètement remis.
Le médecin l'avait félicité de sa guérison
inespérée, invoquant une intervention divine, un
ange gardien, un horoscope de Jojo Pétard, ou sa bonne
étoile.
Le malade avait marmonné des paroles presque inintelligibles
en se retirant après avoir salué le médecin-chef
qui passait maintenant pour le plus grand guérisseur de
l'armée.
- Enculé d'enfoiré d'ortho!...
- Hé! Hé! Sergent, je vois que vous avez fait beaucoup
de progrès, l'avait complimenté le spécialiste,
en s'éloignant pour aller rejoindre la plantureuse infirmière
qui l'attendait avec im-patient-ce dans la salle d'examen...
- Garde, suis-je vraiment un ortho ?
Parents, si vous avez des adolescents et que vous n'avez pas tout
à fait compris ce qu'il vous disent, c'est nous qui, à
leurs yeux, sommes des orthos ! Nous fonctionnons dans un monde
de plus en plus complexe, mais aux yeux juvéniles de nos
ados, nous nous conduisons comme de vulgaires orthos
Alors, pour piquer mon jeune, je ne manque pas une occasion de
lui répéter, à la blague; " Hé
! Fais pas ton ortho ! "
Par
Alain
Bellemare
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