Le
service funèbre
L'agitation régnait dans l'officine du fabriquant de
cercueils; les ébénistes de la firme étaient
heureux, car il y avait beaucoup de travail. L'un de leurs clients
était si dodu qu'il avait fallu confectionner une large
caisse de bois franc sur mesures pour qu'il puisse y faire sa
dernière petite sieste; sous la lueur d'un luminaire funèbre,
il avait la tête d'un dormeur très fatigué.
Une longue estafilade s'était frayé une raie sur
son front fuyant, comme un trait final sur la dernière
page de l'histoire funeste de sa vie en sol algérien...
Comme la loi française l'exigeait expressément,
un revêtement hermétique en zinc soudé à
l'intérieur du cercueil abritait la famille et les amis
les plus proches des émanations nauséabondes du
défunt; surtout des flatulences postérieures et
des petits pets posthumes qui ne manqueraient pas de s'échapper
de l'anus impénitent du disparu, bondissant en cascades
sur les parois de laiton en provoquant les notes étouffées
d'un trombone à coulisse obstrué par une sourdine
Le lendemain vers onze heures, après une brève
et fortuite veillée mortuaire où l'on avait bâillé
d'ennui presque toute la nuit, on avait célébré
le service funèbre. Comme il y avait plusieurs disparus,
le Cureton de la paroisse avait demandé l'aide de son Excellente
l'Archerevêche, de l'un de ses suffragants les plus prometteurs
dans l'armée de Dieu, Mon-saigneur le Revêche d'Alger,
qui s'était impeccablement paré d'un camail violacé
à l'épreuve des balles et des maladies éruptives
vérolées et d'un gigantesque lingot d'or au cou
qui avait vaguement la forme d'une croix et qui était si
massif que le pauvre Prélart du Fatican devait continuellement
s'appuyer sur une grande crosse pour se tenir debout. Un dit-âcre
et un soûl-dit-âcre terminaient l'imposante brochette
d'officiants; ces deux derniers faisant aussi office de pédérastes
d'honneur et, par conséquent, d'aspirants à la trêtrise
de par leur disposition naturelle sodomite. Ils avaient été
entraînés au vice très jeune; d'abord à
l'école primaire, alors que les frères enseignants
leur donnaient des leçons particulières de catéchisme
après les heures de cours pour parfaire leur éducation
liturgique; plus tard à l'église, pendant qu'ils
faisaient leur apprentissage de la religion sur le terrain comme
servant de fesse lors de la célébration de l'eucharistie,
ou lorsqu'ils se faisaient déshabiller de force par le
cureton dans la sacristoche et qu'ils devaient faire du temps
supplémentaire dans l'armoire à soutanes pour prier
avec lui le doux Jésus. Avec le temps, graduellement, ils
y avaient pris goût, d'abord parce qu'ils avaient été
très bien rétribués pour leur discrétion,
par la suite parce qu'on leur avait promis le Ciel, et parce que
leurs parents n'avaient pas cru à ces histoires d'attouchements
sexuels en pleine église et avaient fait étouffer
l'affaire.
Ils portaient de longues soutanes noires avec un grand chapelet
métallique qui balayaient le sol en permanence, véritables
para-tonnerres les préservant des foudres de Dieu, avec
des fermetures éclair spéciales qui s'ouvraient
et se fermaient, non pas à l'avant, mais à l'arrière
de leur robe, permettant ainsi un accès rapide et discret
aux représentants de Dieu sur terre. Les culottes avaient
été conçues de la même manière,
mais les fermetures étaient difficiles à monter
seules; ils avaient alors besoin d'un bon samaritain, le plus
souvent c'était un é-clé-qui-astique, pour
se montrer présentables. Leur seule frayeur était
de se voir accouplé avec des Nounnes lors de cérémonies
religieuses diverses, dont les vicissitudes de la vie de couvent
avaient amené à abuser de leur amour-propre, de
leur propre sexe, et de parfois celui d'autrui.
La petite église Sainte-Anne avait été remplie
à pleine capacité. On avait dû refouler des
infidèles à la porte, faute de place, ceux-ci étant
demeurés parqués à l'extérieur comme
du bétail spirituel dont on ne s'occuperait guère
avant leur mort; le baptême, la première et dernière
communion, la confirmation et le mariage ayant déjà
été bâclé une fois pour toutes.
Les cercueils avaient été garés en triple
file dans l'allée centrale sur de petits catafalques individuels
roulants, étant donné leur nombre en cette heure
de grande affluence. Une veuve avait fait une crise de nerfs devant
un immense Jésus cloué sur sa croix. Celui-ci semblait
par ailleurs enchanté d'avoir été invité
à la cérémonie.
- Pourquoi m'avez-vous pris mon mari ? Lui avait-elle demandé
en sanglotant.
Jésus semblait suprêmement embarrassé par
la question et avait paru rougir un peu sur sa croix, détournant
avec impuissance le regard, ses yeux semblant regarder plus loin
encore que le plafond de la nef.
- On croyait en vous et vous nous abandonnez maintenant !
Il avait agité avec difficulté sa tête courroucée
par les actions criminelles des hommes, et par les branches épineuses
enlacées depuis des siècles sur sa tronche pâlotte,
pour tenter de modifier le positionnement de la couronne qui labourait
toujours sa tête ravagée par ces ronces embarrassantes.
- Pourquoi l'avez-vous laissé crever comme un chien
?...
Sur son gibet cruciforme, la statue de Jésus
avait momentanément fermé les yeux; ses paupières,
étrangères à la souffrance des hommes, l'avaient
rejeté au-delà des plaintes des païens qui
avaient osé le mettre en croix...
L'Archerevêche était sorti le premier
de la sacristoche, suivi immédiatement du Revêche
qui peinait difficilement à cause de son lourd crucifix-retraite
massif; une douzaine d'enfants de chienne terminaient la longue
procession, flattant la divine assemblée avec de petits
coups d'encensoirs bien répartis. Arrivés devant
l'alter ego, dont le Cureton avait perdu temporairement la charge,
l'Archerevêche avait soudainement pris la parole, étourdi
et presque prêt à mourir ou à vomir pour Le
Saigneur à cause des vapeurs d'encens qui rendaient fou...
- Dominus vomiscum...
- Es com spiritoutounne! Avaient répondu en chur
les grosses fidèles de la première rangée
en se signant en vagues successives
Les cassolettes allaient à pleine volée et échappaient
de petits nuages de soumission et des flammèches lorsque
les bourreaux infantiles faisaient glisser le chapeau sur les
chaînettes pour leur faire cracher le morceau.
- Mes très chers frères, avait dit pour continuer
l'Archer de Dieu en donnant le bénédicton, ce qui
intéresse votre Dieu, ce n'est pas le bonheur de tous les
hommes... Mais celui de chacun d'entre vous...
- Amen!...
- Heu!... Avait émis le saint gosier de son Éminente
grise, dont la cervelle n'arrivait plus à retrouver les
incantations magiques qu'il avait coutume d'utiliser en pareil
cas pour faire accepter la perte d'un être cher...
Le pauvre cherchait désespérément
son brève-hier de poche, un vademecum Ève angélique
qui avait été scribouillé en Grec par certains
apôtres analphabètes disciples du verlan ottoman
et du Christ judéen, dont la langue paternelle avait été
temporairement l'araméen. Ils étaient miraculeusement
parvenus à se relire, mais de droite à gauche seulement.
Cet ouvrage original avait été traduit du latin
classifique par Saint-Ex-du-Péril lors de l'une de ses
mémorables pannes sèches dans le désert saharien.
On lui avait fait cadeau du petit ouvrage de fesse pour son vingt
cinquième anniversitaire de mariage avec Dieu. Il le retrouverait
sûrement un jour... Mais où diable l'avait-il fourré?...
De guerre lasse, alors que le foie tenaillait son volubile estomac
plus que sa foi en Dieu le Père, il avait décidé
d'improviser, comme il savait si bien le faire, comptant sur l'ignorance
du bon peuple, et sur la langue latine. Comme il commençait
à avoir une faim de loup, il était directement passé
de l'Agnus dei au Confit-de-porc, obliquant adroitement
par les Asperges et le fromage Kyrie. Lorsque au
son des clochettes les dévots baissaient la tête
pour l'adorer, il en profitait pour avaler furtivement de grandes
rasades de vin de messe qui ne s'étaient pas encore transformées
en sang de Dieu.
Il avait brillamment enchaîné en faisant
le Pitre comme Saint-Marc
- ...À ce moment, les cons-disciples s'approchèrent
de Jésus, et dirent d'une seule voix, après avoir
mangé des fayots judéens toute la journée:
Qui donc est l'homme dont le pet porte le plus loin dans le royaume
des cieux ?... Qui est le plus grand péteur ?...
L'Archerevêche avait été surpris
par ces dernières paroles, imputés, à tort,
à Marc, et s'était échappé... Un si
léger petit pet qu'il n'avait probablement été
que le seul à l'entendre... Et il ne l'avait lui-même
qu'à peine entendu.
À l'instant même où ces derniers
mots, si lourds de sens, avaient été évacués
en douce, la cérémonie mortuaire avait été
troublée par un très grave incident; un attentat
à la puanteur...
Le beau cercueil double format du gros balaise
mort la veille dans le quartier arabe avait littéralement
explosé sous l'effet de l'immense pression des gaz intestinaux
emprisonnés dans la cloison étanche; gigantesque
boîte à pets funéraire. Une multitude de fines
crottelettes en suspension dans l'air encensé de l'église
s'était rué sur les paroissiens endeuillés,
s'en prenant, dans un esprit de justice céleste, aux narines
des riches comme à celles des plus démunis; une
espèce d'égalité dans la souffrance putride
les avaient mis sur un dénominateur commun; il ne restait
plus qu'à soustraire les fractions pour résoudre
l'équation intestino excrémentielle et trouver la
valeur des inconnus...
L'église ne s'était pourtant vidée
qu'à peine plus rapidement que de coutume. Le mélange
démoniaque d'encens afghan et d'effluves merdiques avaient
eu raison de la foi de l'homme et des supports de Satan. Jésus
avait profité de la tourmente pour dégager péniblement
une main de sa prison crucifère
Malheureusement,
il n'allait pas pouvoir se décrucifier à temps et
allait mourir une autre fois, pour le salut des Hommes...
Mais qu'était-ce que d'offrir sa vie, après
de terribles souffrances sur la croix, se disait-il, lorsqu'on
était certain de ressusciter quelques jours plus tard ?...
On avait abandonné les grenouilles de bénitier dans
leur petit marais béni. Les Hosties avaient été
laissées à leur sort, prenant un goût dégueulasse;
on allait les servir quand même le lendemain matin aux fidèles
communiants séniles de la messe de six heures qui ne verraient
sûrement pas la différence étant donné
leur âge avancé...
L'Archerevêche et le Revêche s'étaient volatilisés.
Le Cureton était enfin apparu dehors, dans cet océan
d'âmes agitées. Les deux pédérastes
d'honneur, bien à l'aise dans la mélasse qui était
en quelque sorte un lieu de travail et de prédilection
pour eux, avaient pris congé, direction la gare; ils étaient
attendus à la mosquée de Bab-el-Oued le lendemain
pour une célébration musulmane...
Le cortège funéraire s'était par la suite
ébranlé et avait entrepris de lui-même la
traversée de la ville sous un soleil qui faisait fondre
le plomb, mais qui menait tout même au cimetière;
une balade à pied de deux interminables kilomètres
dans la fournaise algérienne de juillet qui ressemblait
à ce que pouvait être l'enfer
Tout au long de la procession, les badauds se découvraient
avec respect en inclinant un peu la tête pour accentuer
leur déférence. La chaleur était à
ce point insoutenable pour tous ces gens revêtant le deuil
que certains, se sentant sur le point de défaillir, s'arrêtaient
subrepticement dans les cafés pour se rafraîchir,
reprenant un peu de forces en s'abonnant à la belote et
aux dominos devant une anisette
Le Cureton était en tête de file et poursuivait
une jeune et prometteuse recrue en soutane noire qui ouvrait le
cortège. Celle-ci portait une grande croix dorée
funeste, rappelant les sacrifices du fils de Dieu pour l'humanité.
Une pétarade avait soudainement éclaté...
Le cortège avait accéléré un instant,
pris de panique... Ce que l'on avait pris pour les coups de feu
de terroristes arabes s'était avéré n'être
qu'une mauvaise blague; des garçons, en manque d'émotions
fortes, avaient jeté sur la procession des tresses de pétards
à mèche imitant parfaitement les tirs de mitraillettes
Thompson américaines. Les gens avaient été
apeurés inutilement et fuyaient dans toutes les directions,
cherchant désespérément les endroits les
moins découverts, car il y avait déjà eu
des tirs de fellaghas sur les convois funèbres dans les
semaines précédentes. Des parents dans le deuil
avaient été tués lors de processions antérieures,
abattus du haut des toits par de jeunes recrues fellouses, qui
ne s'adonnaient en fait à cet exercice que lorsque les
pigeons d'argiles importés de la capitale française
venaient à manquer à cause des embargos. Les terroristes
poussaient quelques fois l'audace allant jusqu'à plonger
de longues lances d'acier à travers les cercueils; les
morts, ainsi cloués au pin pour l'éternité,
avaient alors un dernier petit sursaut, ce qui ne causait de tort
qu'à ceux qui étaient véritablement morts,
et dont le costume et le masque mortuaires se trouvaient à
jamais ruinés
La procession arrivait enfin à son but. Le cimetière
était ceinturé de hauts murs rébarbatifs,
comme si on avait eu peur que les morts ne se mêlent aux
vivants. Le garçon porte-croix, un jeune homme africain
au teint foncé importé expressément de la
Seine-égale parce qu'ils avaient la réputation là-bas
de résister à la chaleur, avait eu un mal fou à
dé-ver-rouiller la grille, car le métal, mal trempé
ou de seconde qualité, s'était oxydé prématurément
à cause de la forte salinité de l'air ambiant.
Deux grands corbeaux lugubres montaient la garde à l'entrée
de la lice, en remplacement des pédérastes d'honneur
qui avaient pris congé.
- À vos marques, prêts... Partez!...
La douzaine de corbillards, qui s'était préalablement
aligné à cinquante mètres de l'étroit
passage avant le début de la course, était partie
à tombeau ouvert dès le signal donné en direction
de la chicane grillagée, laissant fâcheusement derrière
eux les familles endeuillées dans un épais nuage
de poussière en forme de tête de mort. Quelques pauvres
conducteurs, qui avaient été désarçonnés
par leur monture lors du départ, couraient après
les véhicules menés temporairement par les décédés
en toussant et en jurant.
Arrivés à la grille les premiers, deux chevaux,
tirant un fourgon mortuaire Renaud dont le moteur avait sauté
sur une mine antipersonnel, et menés d'outre-tombe et de
main de maître par un enseignant défroqué
décédé la veille, avaient été
déclarés les vainqueurs. Monsieur le maire était
lui-même venu pour donner l'accolade au mort, lui épinglant
une récompense posthume sur le postérieur à
l'endroit même où l'on fait les piqûres pour
que cela fasse moins mal. Le gagnant n'avait eu qu'un imperceptible
soubresaut lorsque l'épingle avait rencontré l'os
de la fesse, mais n'avait pas vraiment opposé de résistance.
La famille du disparu avait été très honorée...
Douze larges fosses avaient été fraîchement
creusées, avec des roses noires, jaunes, et des pierres
tombales plantées devant chaque trou avec les noms des
disparus; le jardinier avait utilisé un engrais à
base de crotte de vieille bique pour qu'elles poussent plus rapidement.
Le Cureton avait terminé la cérémonie par
un petit laïus païen de circonstance et avait par la
suite donné le bénédicton, aspergeant l'assistance
d'eau stagnante bénédictine interdite à la
consommation...
Les veuves s'étaient ensuite dispersées, glissant
entre les doigts impuissants du Cureton, une à une, en
lançant des chapelets d'injures lorsqu'il tentait de les
retenir par la force. Les hommes étaient partis en direction
des cafés du quartier arabe où des cousins, assoiffés
comme eux de vengeance, les avaient déjà précédés
pour boire un coup à la santé des disparus et pour
noyer leur peine dans le pastis...
Extrait du manuscrit:
Marche ou Crève, la guerre d'Algérie n'aura
pas lieu
Par
Alain
Bellemare
|